samedi 29 mars 2008

Anciens et modernes, sans querelle

Mars, parce que ces dernières semaines ont eu à mon travail un arrière goût de tragédie, et avec ma soirée musicale d'après l'Enéide, semble avoir été placé sous le signe de l' Antiquité.
Parce que je possède désormais la série en DVD j'ai pu revoir toute la première saison de l'excellente Rome, et par un curieux hasard, alors que César venait de rendre l'âme aux Ides de Mars dans le douzième et dernier épisode, je suis tombée sur Gladiator à la télé...
Nonobstant quelques inexactitudes historiques çà et là, et quelques complaisances hollywoodiennes (bizarrement je peux encaisser la mort fictive de Commode sans broncher mais le discours final de sa soeur à la fin de Gladiator me donne envie de sortir le glaive et de faire un carnage...) j' aime le film de Ridley Scott et la série de HBO.
Je soupçonne que mon enthousiasme a peut-être à voir avec quelque part sombre de ma personnalité qu'excite la vue de ces personnages virils qui portent la robe, ne craignent pas le corps à corps et taillent joyeusement dans les chairs de leurs ennemis. La scène de l'arène dans l'épisode 11 de Rome restera à tout jamais pour moi un moment d'anthologie.
Bref sentant qu'un thème latin (;- )) s'imposait à moi, j'ai pris un dernier coup de Rome, et visionné le premier épisode de la saison 2, que j'avais conservé sur mon ordinateur (ah merveilleurx Titus Pullo consolant son ami Vorenus, et Marc Antoine se jouant de Brutus et tuant Quintus!), avant de me plonger dans une lecture de mon adolescence, les Mémoires d' Hadrien de Marguerite Yourcenar.
Je ne me rappelais guère de l'ouvrage. On m'aurait questionnée dessus, je n'aurais pas eu grand chose à évoquer si ce n' était un vague souvenir de prose poétique, l' omniprésence pesante de la maladie qui ronge, et aussi la douleur d'Hadrien à la mort de son amant, le jeune Antinoüs. J'imagine que pour l'adolescente que j'étais alors, cette liaison pédéraste dut être marquante.
En relisant l'ouvrage je me suis pourtant rendue compte que d'autres éléments étaient restés avec moi, à mon insu, pour résonner encore en moi aujourd'hui dans la forme comme dans le fond, et m'avaient finalement beaucoup plus profondément marquée alors même que je les avais oubliés.
En voici quelques extraits déterminants pour moi:

"De tous les bonheurs qui lentement m'abandonnent, le sommeil est l'un des plus précieux, des plus communs aussi. Un homme qui dort peu dort mal, appuyé sur de nombreux coussins, médite tout à loisir sur cette particulière volupté. J'accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l'amour: repos réfléchi, reflété dans deux corps. (...) Ce qui nous rassure du sommeil, c'est qu'on en sort, et qu'on en sort inchangé, puisqu'une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l'exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure aussi, c'est qu'il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit, temporairement, par le plus radical des procédés, en s'arrangeant pour que nous ne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisir et l'art consistent à s'abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepter d'être subtilement plus faible, plus lourd, plus léger, et plus confus que soi. (...) Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeils foudroyants de l'adolescence, où l'on s'endormait sur ses livres, tout habillé, transporté d'un seul coup de la mathématique et du droit à l'intérieur d'un sommeil solide et plein, si rempli d'énergie inemployée qu'on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l'être à travers des paupières fermées. (...) Si totale était l'éclipse, que j'aurais pu chaque fois me retrouver autre, et je m'étonnais, ou parfois m'attristais, du strict agencement qui me rmaenait de si loin dans cet étroit canton d'humanité qu'est moi-même. Qu'étaient ces particularités auxquelles nous tenons le plus, puisqu'elles comptaient si peu pour le libre dormeur, et que pour une seconde, avant de rentrer à regret dans la peau d' Hadrien, je parvenais à savourer à peu près consciemment cet homme vide, cette existence sans passé? (...) Un court moment d'assoupissement complet à mon âge, devient l'équivalent des sommeils qui duraient autrefois toute une demi-révolution des astres; mon temps se mesure désormais en unités beaucoup plus petites. (...) Le sommeil, en si peu de temps, avait réparé mes excès de vertu avec la même impartialité qu'il eût mise à réparer ceux de mes vices. Car la divinité du grand restaurateur tient à ce que ses bienfaits s'exercent sur le dormeur sans tenir compte de lui, de même que l'eau chargée de pouvoir curatifs ne s'inquiète en rien de qui boit à la source. (...) Qu'est notre insomnie, sinon l'obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d'abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes? (...) Je n'ai jamais regardé volontiers dormir ceux que j'aimais; ils se reposaient de moi, je le sais; ils m'échappaient aussi. Et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil. que de fois, levé de très bonne heure pour étudier ou pour lire, j'ai moi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus..."
Edition Gallimard 1974, Folio, p25-26-27-28.
"J'essayai d'aller en pensée jusqu'à cette révolution par où nous passerons tous, le coeur qui renonce, le cerveau qui s'enraye, les poumons qui cessent d'aspirer la vie. Je subirai un bouleversement analogue; je mourrai un jour. Mais chaque agonie est différente; mes efforts pour imaginer la sienne n'aboutissaient qu'à une fabrication sans valeur: il était mort seul."
Ibidem, p 224-225.
"Une haleine humide s'exhalait de la mer; les étoiles montaient une à une à leur place assignée; le navire penché par le vent filait vers l'Occident où s'éraillait encore une dernière bande rouge; un sillage phosphorescent s'étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noire des vagues. Je me disais que seules deux affaires importantes m'attendaient à Rome; l'une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l'empire; l'autre était ma mort, et ne concernait que moi."
Ibidem, p 270.
"Toute ma vie, j'ai fait confiance à la sagesse de mon corps; j'ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami: je me dois d'apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d'un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L'heure de l'impatience est passée; au point où j'en suis, le désespoir serait d'aussi mauvais goût que l'espérance. J'ai renoncé à brusquer ma mort."
Ibidem, p 302-303.
"La vie est atroce; nous savons cela. Mais précisément parce que j'attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de l'incurie et de l'erreur."
Ibidem, p 313-314.
Et enfin ces paroles finales que j'ai faites miennes dans tant de questionnaires:"Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets sans doute que nous ne reverrons plus... Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts..."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire